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lundi, novembre 17, 2025

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Changements climatiques et sécheresse: Impacts de l’irrigation des agrumes avec de l’eau salée

Changements climatiques et sécheresse

Impacts de l’irrigation des agrumes avec de l’eau salée

 

Impacts de l’irrigation des agrumes avec de l’eau salée

Résumé

Faute d’eau douce dans la vallée du Beht, par suite de la sécheresse de 2022, nous avons été acculés, pendant une année entière, à irriguer un jeune verger de 208 ha de NadorCott, avec le peu d’eau salée disponible. D’une conductivité électrique variant de 2 à 5 mmhos/cm selon la période de l’année, l’usage de cette eau a conduit à des conséquences dramatiques sur le plan agronomique et économique. Au lieu de continuer à augmenter, la productivité de ce jeune verger de 6 ans, a chuté de plus de moitié l’année d’irrigation avec l’eau salée, avec en plus un fruit de faible qualité (calibre non conforme, défauts de coloration, noircissement, chute prématurée…), et de plus de 80 % l’année suivante où l’arbre a consacré son énergie à la reconstitution de sa frondaison (39 T/ha en 2022, 16 T/ha en 2023 et 8 T en 2024). Soumis à un double stress à la fois d’excès de sel dans l’eau et de l’irrigation déficitaire, excluant toute possibilité de lixiviation (apport de 1-2 mm/j pour une ET0 en été de 8-10 mm/j), l’arbre a réagi, selon le porte-greffe et/ou le type de sol par la perte partielle ou totale du feuillage et des fruits, une double floraison dont l’une éphémère d’avant saison (octobre/novembre) et l’autre de pleine saison (février/mars), un dessèchement des brindilles et des sous charpentières, et en fin de campagne par des mortalités d’arbres plus fortes pour les parcelles greffées sur le Carrizo (27,7 %), un peu moins pour le C35 (8,7 %) et plutôt faibles pour le Sacaton (1,53 %), le Volkameriana (0,80 %) et le Bigaradier Australien (0,43 %). En dépit des efforts agronomiques alliant reprise de l’irrigation à l’eau un peu plus douce (1,8 mmhos/cm), une lixiviation des excès de sel du sol, un apport azoté confortable, de biostimulants, une taille de régénération adaptée, au total, un équivalent- surface de 9,9 % des plants ont dépéri et ont été arrachés. Pour le reste du verger ayant survécu au stress, le potentiel de production pour l’avenir, évalué d’après le taux de reconstitution de la frondaison des arbres est d’environ 80-85 %. Par ailleurs, la campagne d’irrigation à l’eau salée 2022/2023 et la suivante 2023/2024, ayant coïncidé avec de bons prix sur le marché étranger, au lieu de gagner de l’argent, comme le Business plan l’avait prévu, le verger a réalisé des pertes de plus de 4 millions de dirhams. Ceci dénote l’importance du risque sur le plan financier auquel un grand projet de cette envergure peut être exposé en cas d’irrigation, ne serait-ce qu’une année, avec de l’eau salée.

Introduction
De toutes les variétés d’agrumes cultivées au Maroc, la NadorCott demeure la plus rentable. Selon le prix obtenu à l’Export, sa marge peut atteindre 60-80 mille Dh/ha (6 à 8 milles $/ha), contre des marges le plus souvent nulles ou négatives depuis plus de dix ans pour les autres variétés. Mandarinier qui doit cette forte rentabilité en partie à sa qualité gustative et en partie à sa tardivité (du fait qu’il arrive sur les étalages à la fin des autres petits fruits), mais aussi et surtout à son statut d’obtention protégée soumise à conditions, ce qui en limite l’extension rapide des superficies et du tonnage.

Sensible à la pépinisation, la variété doit être plantée loin des autres agrumes ou à défaut couverte par le filet, ce qui en augmente considérablement le coût d’investissement. Il faut aussi disposer d’une licence et accepter de payer des royalties à la fois sur le plant acheté et sur le kg de fruit exporté. D’autre part, sur le territoire marocain du moins, sauf dérogation, la superficie autorisée pour chaque producteur, une fois éligible, est souvent limitée à 20 ha, avec déclaration obligatoire de la géolocalisation du verger, à des fins de dissuasion des tentatives de production frauduleuse.

Cependant, ce dispositif quoi que réel et contraignant n’a pas empêché le tonnage de progresser avec le temps depuis 30 ans, surtout à l’étranger où les possibilités d’en contrôler l’augmentation à partir du Maroc sont très limitées, sachant que c’est sur le marché étranger que se joue la concurrence pour la variété entre les différentes origines. Jusqu’en 2022, la superficie cultivée à l’échelle nationale est d’un peu plus de 9500 ha et le tonnage correspondant exporté de 297 000 T dont 960 T de fruit Bio.

Souhaitant faire de la NadorCott le fer de lance de sa filiale des agrumes en profitant de la rentabilité supérieure de la variété avant qu’elle ne tombe dans le domaine public, prévu en principe pour fin 2023. Étant en même temps en quête d’un complément de tonnage pour rentabiliser sa station de conditionnement à Sidi Yahia du Gharb, l’importance de l’enjeu pour Providence Verte Group, était telle qu’il fallait à tout prix produire un volume conséquent de ce mandarinier, à la première occasion qui se présente.

Informations sur le site

L’offre en terres agricoles pour réaliser des projets d’envergure ayant beaucoup reculé depuis la fin des années 2010 où l’État avait pratiquement tout cédé en location aux investisseurs, nous avons été amenés à planter le verger de la NadorCott, objet de la présente étude, dans la petite vallée en aval de Oued Beht. Un périmètre qui a fait date en matière d’agrumes dans les années 50, mais quelque peu connu pour son déficit en eau pour l’irrigation. La topographie, la qualité des sols, la température et les autres paramètres climatiques du site ne soulèvent aucun problème pour la production de la NadorCott, si ce n’est le risque lié à la pépinisation par les vergers voisins, ce qui nous a obligés à investir dans le filet pour la couverture. La figure 1 et le tableau 1 présentent la synthèse des données sur le climat, la texture et la fertilité des sols.

D’une manière générale, on est en présence d’un climat de type méditerranéen un peu froid et pluvieux en hiver et chaud et sec en été, avec de grandes amplitudes thermiques de plus de 16°C et des pluviométries annuelles très variables avec des extrêmes allant de moins de 150 mm en année très sèche comme 2012-2013 à plus de 500 mm en année très humide comme 2014-2015. Calculée sur un cycle de plus de 50 ans, par bout de cycle, la probabilité d’occurrence d’une campagne humide avec offre suffisante pour l’irrigation du site par le barrage voisin, est d’une fois tous les 4 à 5. Les sols du verger sont de texture en partie sableuse (18 %) à limoneuse (41 %) le long du lit de l’Oued Beht qui traverse la propriété (sols de dépôts récents), et argileuse (41 %) pour les parcelles un peu en hauteur, à l’Ouest et donnant sur le Domaine forestier de l’État dit des Ouled Boujnoune.

Globalement, les sols, y compris pour les parcelles sableuses, ont un pH alcalin (> 8,5), renferment un taux de calcaire total variable mais avec peu de calcaire actif (<2,35 %), sont faiblement pourvus en MO (0,72-1,54 %), d’un taux assez élevé en CaO (>2800 ppm) et en magnésie (>300 ppm), un niveau de P2O5 Olsen, de K2O échangeable faibles pour les sables et les limons, et élevés pour les argiles. Les sols présentent aussi des teneurs en azote minéral (NH4 + NO3) plutôt faibles, et des niveaux en oligo-éléments au DTPA autour des normes, graduellement croissante, en passant des sables aux argiles.

Informations sur le verger

La superficie brute de la ferme est de 268 ha dont 208 de SAU entièrement plantés en mandarinier NadorCott. La plantation a été réalisée en 2016-2017. L’écartement choisi a été de 6X3, soit une densité 556 plants/ha. Pour des impératifs d’un meilleur étalement du conditionnement et de la commercialisation, 5 porte-greffes différents ont été utilisés qui sont le Volkameriana (16 %), le Bigaradier Australien (14 %), le Citrange Carrizo (22 %), le Citrange C35 (39 %) et le Sacaton (9 %).

Le verger a été planté sur butte et équipé de goutte à goutte avec deux rampes par rangée, un écartement entre goutteurs de 40 cm, un goutteur autorégulant intégré et une pluviométrie du système de 1,73 mm/h. Le verger a été conduit normalement, taillé dans les règles de l’art, traité contre les ravageurs et les maladies et recevait chaque année l’eau et la fertigation requises. Il a produit 4,7 T/ha, la troisième année, 14,6 T/ha la quatrième année et 40,2 T/ha la cinquième année, avec un taux d’Export dépassant 85 %, et a dégagé des prix comparables à ceux des autres grands Groupes d’exportation, y compris la cinquième année malgré un début d’apparition du déficit hydrique dans le périmètre en fin de campagne.

Causes du manque d’eau dans la vallée

Il faut présenter l’hydrologie de l’écosystème concerné dans son ensemble ainsi que la manière dont elle est gérée si on veut comprendre les raisons du manque d’eau chronique pour l’irrigation dans la vallée.

En termes de bilan, le périmètre Beht ne manque pas d’eau dans l’absolu. Il compte environ 29.000 ha et reçoit en moyenne 300-500 mm/an de pluie selon les zones. Il bénéficie en même temps d’une dotation d’eau pour l’irrigation via le barrage d’El Kansera, alimenté par les écoulements des bassins versants de Beht et de Tigrigra, d’une superficie de 4500 km2, produisant en moyenne 267 millions de m³/an, soit un volume additionnel de plus de 9200 m3 ou 920 mm/ha.

L’inconvénient majeur de ce vieil ouvrage, mis en service en 1935 et largement envasé depuis, réside cependant dans sa capacité de retenue limitée de 216 millions de m³ qui ne permet pas de valoriser les pluies parfois diluviennes comme celles de 2010 et 2011 où les 2/3 des 617 millions de m³ reçus ont été écrêtés et envoyés dans l’Océan. Ces apports exceptionnels n’étant en général de retour qu’après 4/5 ans (1), entre les deux s’installe un épisode sec (2), le besoin pour l’eau d’irrigation étant continu (3), il s’en suit l’épuisement de la réserve du barrage avant que la forte pluie ne soit de retour (4), d’où un manque pour la période de soudure (5).

Au Maroc, le modus operandi de gestion des barrages est entre les mains de l’État, avec une priorité pour l’eau potable. En plus de sa capacité de retenue limitée, El Kansera est en partie utilisé pour le turbinage et doit fournir l’eau potable aux agglomérations de Khemisset, Tiflet et des villages voisins. En période d’abondance, où le barrage est plein, chacun des trois clients bénéficie largement de sa dotation et le partage ne soulève en général aucune objection. Par contre, ce n’est plus le cas dès lors qu’il y a une pénurie. Même si dans le barrage il y a de l’eau pour encore irriguer une année de plus, plus bas qu’une certaine côte au-dessus de la prise, l’instruction est donnée pour sacrifier l’irrigation et la ressource est confisquée d’office au profit de l’usage domestique.

L’autre cause du déficit à Beht, qui n’est pas des moindres, c’est l’absence totale d’eau douce dans les aquifères pour l’appoint en cas d’année sèche et de défaillance du barrage. Reposant sur une assise de marnes franches imperméables, même autour du barrage, où l’on s’attendait à quelques infiltrations, les forations réalisées in situ ont été infructueuses.

L’État a fait construire un second barrage à Ouljet Essoltane en amont de celui d’El Kansera, d’une capacité de 530 millions de m³. Mais sa mise en service en 2019, ayant coïncidé avec un nouvel épisode de sécheresse, aggravé par les changements climatiques (Tableau 2), l’ouvrage est resté quasi-sec depuis cette date (remplissage <7 %), et n’a pas eu d’effet positif significatif sur l’insuffisance de l’offre en eau du périmètre en 2022, qui nous intéresse dans la présente étude.
Somme toute, en attendant que le barrage tandem d’Ouljet Essoltane vienne réellement soulager la vallée du Beht, alternances de périodes sèches plus longues et d’années exceptionnelles humides moins nombreuses, font pour le moment de l’agriculture, un usager constamment sous l’épée de Damoclès de peur de manquer d’eau d’irrigation. Avec la promesse de l’État d’alimenter l’essentiel des agglomérations en eau potable à partir des stations de dessalement, il y a de l’espoir que peut-être les barrages seront exclusivement dédiés à l’agriculture à partir de 2028.

Contexte de l’irrigation à l’eau salée

Le concept de débit écologique, qui consiste à maintenir dans le lit de l’oued un débit minimal de 2 à 3 m³/s, s’avère inapplicable dans la vallée du Beht en raison de l’insuffisance des réserves dans le lac du barrage. Seul un mince filet d’eau — d’environ 130 m³/h — s’échappe de l’ouvrage sous l’effet de phénomènes de renardage. Ce faible débit est aussitôt capté, comme c’est souvent la tradition au Maroc (priorité pour l’amont), par la première exploitation agricole située immédiatement en aval du barrage. De facto, le domaine Beauséjour, bien qu’il ne soit distant que de 4 à 5 km, ne profite pas de ces fuites.

A défaut d’une offre en eau continue, l’irrigation de la vallée du Beht est d’habitude assurée par des lâchers périodiques, au nombre de 3-4 par an, d’un débit de l’ordre de 15 m3/s, et d’une durée moyenne de 3 semaines par lâcher, adaptés en ce qui concerne les dates de démarrage, aux chutes de la pluie et à la demande des différentes branches de production agricole. La pratique préconisée, d’une année sur l’autre, c’est un lâcher de début de campagne, notamment pour les semis de betterave, qui a généralement lieu en octobre et trois lâchers durant les saisons du printemps/été.

Connaissant déjà un peu le site et eu égard à cette «norme» de 4 lâchers/an et dans un souci de prévention, la ferme de Beauséjour a anticipé le manque d’eau et porté la capacité de ses bassins de stockage à 250.000 m3, soit environ 35-45 j d’autonomie, et ajusté le débit nominal de pompage pour remplir confortablement ces bassins dans le délai des 3 semaines de lâcher en vigueur. De la plantation en 2016-2017 jusqu’à la sixième année d’âge en 2021, la période de soudure entre lâchers a été surmontée sans grande difficulté grâce aux bassins. Mais avec la réserve très faible dans le barrage en 2022 de 54 millions de m³ (Figure 2), l’agriculture n’a eu droit qu’à deux lâchers au lieu de quatre, dont le premier au mois de juin et le second en octobre, ce qui a fait plonger la vallée dans un manque d’eau grave pour l’irrigation.

Étant donné qu’un agrume ne peut rester sans irrigation au-delà d’une certaine période sans que son état et sa croissance ne soient affectés (50-60 jours d’après notre expérience), sachant que dans les aquifères il n’y a pas d’eau douce, la ferme a été dans la pénible obligation de recourir à l’eau salée ne serait-ce que pour sauvegarder le patrimoine. Dans un double souci de disposer à la fois d’un volume minimum pour irriguer le plus longtemps possible et en même temps atténuer salinité de l’eau utilisée, nous avons mélangé entre elles, la réserve des bassins constituée par pompage lors des deux lâchers du barrage (d’une EC de 1,8 mmhos/cm) et l’eau issue des écoulements des affluents très salés voisins (6<EC<13 mmhos/cm). Et en plein été, quand il n’y a plus grand-chose à tirer des écoulements salés de surface, il a été aussi fait appel momentanément à l’eau des infiltrations de l’Oued Beht qui traverse la ferme (EC ≈ 6.0 mmhos/cm).

La figure 3 présente la salinité moyenne du mélange binaire utilisé pour l’irrigation du verger du mois de mai 2021 où le manque d’eau avait déjà commencé à se faire sentir jusqu’ à mars 2023 qui correspond à la fin de la récolte du fruit. Dans la figure 4 est rapportée la comparaison entre la dose d’irrigation réellement apportée et les besoins en eau de la NadorCott dans la région. Eu égard aux normes de la FAO, l’agrume est un arbre qui ne supporte pas des salinités au-dessus de 1.1 mmhos/cm. D’autre part, avec une dose de 3450 m³, en 2021-22, le verger a bénéficié de moins de 50 % de ses besoins estimés souvent à 7000-7500 m3 dans la partie nord du Maroc. C’est donc une plantation qui, pendant une année entière, a souffert du double stress à la fois de manque d’eau et d’excès de sel de l’eau utilisée.

Conséquences sur la salinisation du sol

Les premiers symptômes visuels de la salinisation excessive d’un sol sont évidemment les dépôts blancs et l’encroutement de surface. Il peut y a voir aussi dégradation de la structure à terme par la suite avec baisse de la perméabilité et difficulté d’infiltration de l’eau sous le goutteur, comme cela a été constaté surtout dans les parcelles de texture limoneuse de la ferme. Un phénomène d’habitude attribué à une surcharge du complexe argilo-humique en Na, qui est un élément dispersant des agrégats, et à une libération corrélative par échange avec du Mg et du Ca, qui eux ont un rôle contraire stabilisateur. La rapidité de dégradation de ce point de vue est souvent mesurée par le rapport ESP (pourcentage de sodium échangeable) =Na/CEC (où CEC est la capacité d’échange cationique) et le risque pour que le phénomène se produise par la valeur du SAR de l’eau d’irrigation (sodium adsorption ratio) =Na/√((Ca+Mg)/2), ou, ce qui encore mieux par le SAR corrigé, si l’eau contient des carbonates et bicarbonates en forte quantité. Les valeurs limites respectives d’ESP et du SAR au-delà desquelles, des problèmes surviennent dans le sol, sont de 15 % et 9.

En agronomie, une des méthodes pour prévenir le phénomène de salinisation (de sodification plus exactement), et d’en limiter les effets pervers est d’empêcher le sel de s’accumuler dans le profil par la lixiviation régulière de celui-ci hors de la zone racinaire. Ce qui suppose une offre excédentaire en eau, mais aussi un sol et un sous-sol perméables et l’absence de risques de remontée de ces sels en période sèche. Techniquement, ce contrôle de niveau du sel est entre autres obtenu grâce à la procédure dite de lessivage requis (Leaching requirement), qui consiste à calculer la fraction supplémentaire d’eau à apporter, en plus de la dose d’irrigation, afin de maintenir la salinité du sol plus bas qu’un seuil critique tolérable par la culture concernée. Une formule de première approximation:

Lr = ECi / (5 * ECC – ECi) où

Lr désigne la fraction de lessivage, ECi la salinité de l’eau d’irrigation, et ECC la salinité critique du sol mesurée selon la méthode de la pâte saturée. Théoriquement, le cas idéal limite est celui obtenu par effet «piston» avec l’hypothèse d’une salinité-cible du sol proche de celle de l’eau d’irrigation. Mais pour différentes raisons, entre autres de coût, dans la pratique, on ne va jamais jusqu’à des doses très excédentaires de type double dose d’irrigation ou plusieurs fois l’équivalent volume de sol à lixivier.

Dans le cas du Maroc, d’après les travaux de la SASMA, on retient généralement comme seuil minimum critique de salinité recherché dans le sol pour les agrumes, mesurée à l’extrait 1/5ème, la valeur de 0,4 mmhos/cm.

Comme l’eau du barrage elle-même, est déjà d’une salinité relativement élevée de 1,8 mmhos/cm, en irriguant avec cette eau de 2016 à 2021, il en a résulté un état salin du sol déjà avancé par rapport à la norme de 0,40 mmhos (Figure 5), sans remarquer d’effets nuisibles durant cette période ni sur les sols ni sur les arbres. En ayant recours à une eau d’une salinité encore plus élevée de 2,5 à 5 mmhos/cm en 2022 (Figure 5), on est passé d’un état insidieux à un état symptomatique avec un dépôt de sel devenu partout visible à l’œil à la surface du sol.

Étant donnée le déficit hydrique et l’impossibilité d’une lixiviation quelconque des excès de sel déposés par les irrigations successives, l’évolution logique constatée à Beauséjour, comme on s’y attendait, est celle d’une accumulation croissante plus grave de ces sels dans le profil. A chaque irrigation, il y a évaporation, ou plus exactement évapotranspiration et dépôt de sel. Ce qui a conduit aux valeurs présentées dans les tableau 3. Même les textures sableuses, sur lesquelles une simple irrigation copieuse aurait chassé les sels, ont été fortement salinisées. Il a fallu attendre la pluie de décembre 2022 pour que le statuquo soit rompu et la salinité baisse de façon significative et s’approche de nouveau des anciennes valeurs d’avant irrigation déficitaire à l’eau très salée.

Nous n’avons irrigué à l’eau salée d’un SAR moyen oscillant entre 14 et 18 qu’une seule année. Sauf dans quelques points sporadiques dans les parcelles de texture limoneuse, dans le reste du verger, notamment dans les argiles, on n’a pas noté de dégradation typique d’agrégats structuraux comme on en observe d’habitude dans d’autres régions après une longue période d’arrosage à l’eau salée.

Conséquences sur l’arbre NadorCott

D’après les tableaux de référence de la FAO, les agrumes sont rangés parmi les glycophytes sensibles à l’excès de sel. Au Maroc, on considère que l’eau idéale pour l’irrigation des agrumes est celle dont la conductivité électrique ne dépasse pas 0,8-0,9 mmhos/cm. En fait, la problématique de la salinité est en général une question d’accumulation progressive dans le milieu. Et l’interprétation du niveau de salinité dans le contexte du Maroc est différente selon qu’on est au sud avec un climat aride où chaque irrigation se traduit par un dépôt de sel de plus ou, au nord, avec un climat pluvieux, offrant des possibilités régulières de lixiviation par les pluies hivernales. Dans ce dernier cas, l’accumulation par temps sec de mai à octobre est contrebalancée année après année, par un turnover de forte lixiviation par temps humide de novembre à avril (P>> 500 mm). De ce fait, un certain équilibre permanent finit par s’établir autour d’une valeur minimale qui n’est nocive ni à la productivité ni à la qualité. Sauf en terrain hydromorphe mal drainé, historiquement, personne à notre connaissance n’a jamais fait de la salinité un souci majeur des agrumes dans la partie nord du pays.

En conditions naturelles, ce n’est pas après la toute première irrigation qu’on peut voir les effets néfastes du sel sur une culture, à moins d’avoir arrosé avec de l’eau de mer. Vis-à-vis du sel, les plantes disposent de mécanismes divers pour faire face, ne serait-ce que de façon temporaire, à la présence excessive de celui-ci dans le milieu. Parmi ces mécanismes, il faut citer la limitation de l’absorption du sodium, son rejet dans le milieu, en l’excrétant par les racines ou par transpiration par voie foliaire, sa neutralisation physiologique en le stockant dans les vacuoles et en l’isolant des organites actifs de la cellule, la synthèse d’osmoprotecteurs principalement les composés aminés et les sucres.

D’une manière générale, plus bas qu’une certaine valeur, il n’y a pas d’effets délétères du sel sur la plante, mais seulement des effets insidieux. Au-delà, la plante commence à s’effondrer en réduisant sa croissance, son rendement, la qualité de ses fruits et si le sel dépasse une certaine limite grave, la mortalité de l’arbre à terme. Dans le contexte du Maroc, d’après les éléments analytiques réunis par la SASMA sur le sujet (très proches d’ailleurs de ceux publiés aux USA), la présence du Na et du Cl dans le feuillage est considérée excessive, lorsque les teneurs respectives dépassent 0,15 % et 0,20 % de MS. L’analyse étant bien entendu réalisée selon les normes en vigueur en ce qui concerne la date de prélèvement et le protocole d’échantillonnage des feuilles.

En 2020-2021, avec 4 lâchers d’eau pour l’irrigation, à Beauséjour, il n’y a pas eu un grand effet du sel sur les arbres, visible à l’œil nu, malgré la présence de dépôts sporadiques de sel à la surface du sol en fin d’été. Le petit manque d’eau ressenti a été plus ou moins bien géré. Productivité, profil de calibre, qualité interne du fruit ont été dans les normes et le taux d’Export moyen a été de 85 %, en dépit des exigences draconiennes des clients imposées à la station.

C’est à partir de mars-avril 2022, trois mois après l’irrigation à une conductivité de 2,5 à 5 mmhos/cm que les premiers indices d’excès de sel sur l’arbre ont commencé à se manifester. D’une manière générale, les symptômes visuels des dommages causés par le sel aux agrumes sont la chlorose de la pointe des feuilles âgées, suivie de leur brunissement plus ou moins généralisé, de la sénescence et en fin de réaction par leur chute par terre.

Observé à l’œil nu, les étapes par lesquelles est passé le verger à Beauséjour, semblent suivre un ordre chronologique précis et une intensité des phénomènes fonction du porte-greffe, de la texture du sol et de la gravité du stress par endroit au sein de la parcelle.

Quoi qu’à des degrés différents selon le porte-greffe, la première réaction morphologique visible de l’arbre était le ralentissement puis l’arrêt de la pousse (1). Il a été, suivi ensuite de noircissement et d’une chute plus ou moins lente au départ puis accélérée, du vieux et ensuite du plus jeune feuillage (2), avec une intensité de ce phénomène différente selon le porte-greffe: plutôt moyenne à faible pour le Volkameriana et le Bigaradier Australien (20-50 %), excessive (70 %) pour le C35 et le Carrizo, avec un pourcentage d’arbres parfois totalement dénudés (10-15 %) (Tableau 4). Pendant ce temps, le feuillage chute mais le fruit reste accroché sur l’arbre. L’état général de l’arbre continuant à se dégrader, il amorce ensuite une seconde étape durant laquelle il se débarrasse progressivement des fruits, le plus souvent les derniers noués et en position de faiblesse, pour ne conserver et alimenter que ceux relativement plus en avance. Et même pour ces derniers, l’arbre intervient pour en réguler le nombre et restreindre leur rythme de croissance.

L’autre réaction au stress salin est la double floraison, dont la première très intense et éphémère d’avant saison (Octobre-novembre) et la seconde de saison (février-mars) mais plus faible que d’habitude, dont on ne sait pas si elle a un rapport avec la première et corrélée négativement à celle-ci ou si elle est en rapport avec la perturbation hormonale et la faiblesse accrue de l’arbre. D’une manière générale, les fruits de la première floraison chutent et ne restent pas sur l’arbre. Et pour le peu qui en reste, il s’agit en général de fruits de mauvaise qualité, d’une peau dure et de chair grossière, donc non marchands et sans grande utilité économique, quoi que seedless puisque issus d’une floraison très précoce qui se passe avant celle des autres variétés qui pépinisent la variété. Et la production finale de l’arbre provient en grande partie des fruits de la seconde floraison dite de saison.

Au sein des parcelles, c’est dans les bas de pentes et les bas-fonds recevant un peu plus d’eau, quoi que salée, que l’arbre garde une frondaison, une pousse, une charge et une coloration du fruit curieusement spécifique de la variété. Vraisemblablement en raison d’un effet combiné d’une dose d’eau un peu plus forte, en bas de pente par suite du drainage latéral (1), du lessivage des sels en excès qui en résulte (2) et à une nutrition azotée plus confortable (3) par migration de l’azote avec l’eau vers les fins de ligne de plantation (4).

La phase ultime de l’excès de sel sur une espèce sensible est évidemment la mort de l’arbre. Là aussi il faut noter un effet net du porte-greffe sur la mortalité (Tableau 4). Les plus sensibles quoi qu’à des degrés différents, sont le Carrizo (27,7 %) et le C35 (8,70 %), et les plus tolérants sont le Bigaradier Australien (0,43 %), le Volkameriana (0.80 %) et le Sacaton (1,53 %). En additionnant les mortalités sporadiques d’arbres au milieu des parcelles et les parcelles entières arrachées, la superficie perdue en 2022 est d’environ 10 % du total planté.

Effets sur le statut nutritionnel de l’arbre

Un milieu anormalement salé est un milieu contraignant vis-à-vis de la nutrition hydrominérale. Excès de Na, de Cl, et d’autres sels induit autour des racines une pression osmotique et un potentiel hydrique défavorables à l’absorption de l’eau et des éléments nutritifs essentiels à la croissance de l’arbre. A cette action néfaste du sel, il faut ajouter l’effet aggravant dont on ne parle pas mais dont on sait qu’il existe, dû à l’apport d’une plus faible quantité d’engrais à l’arbre en raison de leur moindre efficience en conditions de déficit hydrique. Ce qui diminue la concentration dans la solution du sol des minéraux essentiels NPK, Ca, Mg et oligo-éléments et favorise l’absorption de leurs antagonistes toxiques comme le Na et surtout le Cl. En limitant la fumure faute d’eau d’irrigation suffisante en 2022, à 60N-50P2O5-52K2O au lieu de 210N-70P2O5-180K2O habituellement apportée en année normale comme 2021, cette restriction explique peut-être en partie les niveaux foliaires globalement faibles du tableau 5 par rapport aux autres campagnes et par rapport aux normes en vigueur, le reste étant attribué sans doute à l’effet combiné sévère du stress hydrique et du stress salin.

Nous avons soumis les analyses foliaires à un traitement statistique en calculant les corrélations entre les minéraux. Le résultat montre l’existence d’une synergie d’absorption entre de nombreux minéraux tels que N et K (R= 0,81*), Na et Cl (R=0,81*), K et Cl (R= 0,83*), Mn et Zn (R= 0,77**) … Mais l’effet le plus remarquable concerne l’amélioration générale de l’absorption des oligo-éléments par l’arbre en milieu salé (Tableau 5). Un résultat qui rejoint des travaux récents du Centre de Recherches de Providence verte sur d’autres espèces comme, l’avoine, le triticale et la luzerne.

Productivité du verger

D’une manière générale, à moins d’être plantée en haie, c’est-à-dire à une densité très serrée de type 6×1,5 ou 6×2, à 5-6 ans une NadorCott n’atteint pas encore l’âge adulte correspondant à son potentiel maximum de production. A Beauséjour, au lieu d’encore progresser pour produire 50-60 T/ha qui correspond au rendement usuel de la variété, celui-ci a été réduit de façon drastique. La figure 6 permet de comparer la courbe d’une plantation conduite sans facteur limitant au cas particulier de Beauséjour soumis à la fois au manque d’eau et à l’excès de sel. Sous ce double stress, le rendement du verger est passé de plus de 39 T/ha en 2021/22 à 16 T/ha en 2022/23 (l’année d’irrigation à l’eau très salée), et à moins de 10 T/ha en 2023/24, soit une réduction respective d’environ 58 % et de 80 % (Tableau 6). De ces chiffres, la conclusion la plus importante à retenir, c’est qu’à un an d’irrigation avec de l’eau salée, correspond une baisse de récolte sur deux ans. La première née du «Choc» dû aux effets directs de l’excès de sel sur l’arbre et la deuxième dite «Induite», due à l’état de faiblesse de l’arbre qui doit consacrer son énergie pour reconstituer la frondaison au lieu de fleurir pour produire. Vis-à-vis de la salinité, tous les porte-greffes ont montré une certaine sensibilité et réagi par la baisse de rendement à l’excès de sel, mais à des degrés différents. Sacaton et Volkameriana, semblent en valeur absolue, relativement moins touchés que le Citrange Carrizo, le Bigaradier Australien et le Citrange C35.

Impact sur la qualité du fruit

Vis-à-vis de la qualité, tous les porte-greffes n’ont pas réagi de la même manière à l’effet conjugué du stress salin et du manque d’eau. En termes de profil de calibre (Tableau 7), ce sont surtout le Citrange C35, le Citrange Carrizo et dans une moindre mesure le Sacaton qui ont réagi par un profil commercial tel que normalisé par l’OCDE, constitué de petits calibres (C1 + C2 + C3 + C4 < 56%), tandis que le Volkameriana et le Bigaradier Australien ont maintenu un profil meilleur (C1 + C2 + C3 + C4 > 87%) (Tableau 7). L’autre réaction constatée durant l’année de l’irrigation avec de l’eau salée, est la difficulté du fruit à colorer sur les arbres de Carrizo et de C35 dénudés ou ayant perdu en grande partie leur feuillage. Le fruit reste bloqué au stade vert-bouteille ou jaune pâle jusqu’à la fin et ne tourne pas; un phénomène à mettre sans doute en rapport avec la faible teneur du fruit en sucres et la difficulté des caroténoïdes à s’exprimer normalement à la surface de l’épiderme. Le stress salin, en détournant le métabolisme vers la défense et la survie (osmolytes, antioxydants, proline …), en perturbant la synthèse de l’éthylène, conduit à une moins bonne dégradation de la chlorophylle et à une réduction de la synthèse des caroténoïdes responsables de la coloration chez le mandarinier.

Dans les autres parcelles où le fruit arrive à colorer un peu mieux, la teinte finale obtenue est de type jaune pâle qui correspond au code couleur n°4-5 sur l’échelle de l’OCDE. Elle rappelle la coloration du fruit d’une Salustiana ou d’une Maroc Late non taillée ou ayant produit sur du vieux bois. En général, la coloration spécifique orange prononcée ou rouge brique de la variété, n’est observée que dans les bas-fonds et les bas de pente qui semblent avoir bénéficié d’un peu plus d’eau par effet du drainage latéral. Comme autres signes extérieurs défavorables, on a aussi noté la mollesse du fruit, l’apparition du gaufrage par endroit, une sorte de boursoufflure précoce, et une sensibilité remarquable au noircissement sur arbre, suivie rapidement d’une chute spectaculaire du fruit surtout à la maturité. Le Citrange Carrizo et le Bigaradier Australien ont été les plus touchés par cette chute (Tableau 8) que les autres porte-greffes.

Le sel a aussi affecté le comportement et la qualité interne du fruit (Tableau 9). L’acidité est restée curieusement élevée et a eu du mal à évoluer durant toute la période de maturation. Mais n’a pas eu d’effet positif, comme on a l’habitude de le voir, sur l’amélioration de la tenue du fruit sur l’arbre. On a noté aussi un faible Brix et un taux de jus limité avec une chair quelque peu grossière et granulée, surtout sur Volkameriana (14 %) et Citrange Carrizo (11 %), rappelant la réaction du mandarinier Nova, dans les conditions sèches du Souss et du Haouz.

Impact sur la commercialisation de la production

Étant d’une qualité ne répondant pas au cahier des charges du Groupe pour l’Export, il a fallu vendre la NadorCott produite en 2022/23 à Beauséjour, sur le marché local ou à défaut lui trouver un acheteur qui accepterait de l’exporter à ses risques et périls. C’est la première fois que l’équipe commerciale du Groupe s’est confrontée à la vente sur place d’une variété d’habitude destinée exclusivement à l’Export où elle laisse de bons prix. Variété méconnue de la plupart des acheteurs sur le marché local, si ce n’est pour certains à travers les écarts de triage –station. Mais dans le mauvais état où ils sont commercialisés, les écarts sont loin d’être une référence pour faire connaître une bonne variété. En plus de sa valeur gustative, à l’étranger la force de la variété est dans sa tardivité puisqu’elle arrive sur les étalages à un moment où il n’y a plus beaucoup de petits fruits pour la concurrencer. Au Maroc, l’habitude du consommateur est différente et est de type marche en avant. Une fois la saison des petits fruits écoulée, pendant laquelle il a goûté à toute sorte de clémentines, le consommateur ne cherche plus à revenir en arrière, mais passe à l’orange commune, qui se présente à lui, telle que la Maroc Late. L’atout de la tardivité du clone mis en avant à l’étranger, ne semble donc pas d’une grande utilité pour la vente sur le marché local.

De peur de conclure à un mauvais prix, des premières négociations jusqu’au closing, il a fallu avoir présent à l’esprit et gérer une panoplie de problèmes. D’abord celui du risque lié à la dégradation éventuelle rapide du fruit sur arbre, déjà dans un état fragile la veille de la récolte, entre autres celui d’un noircissement encore plus accentué du fruit, sa mollesse, la chute rapide par terre….

Sur le marché local au Maroc, différentes modalités de vente existent, chacune avec ses avantages et ses inconvénients spécifiques parmi lesquelles il a fallu aussi faire des choix. Il y a la vente au kg, c’est la plus équitable dans le cas d’un prix raisonnable où l’acheteur se contente d’une marge raisonnable qui ne lèse pas le producteur, à condition d’être encadrée par un contrat clair sur la durée de récolte, sa cadence journalière, les caractéristiques du fruit dit marchand de celui qui ne l’est pas, le mode de règlement des factures. La deuxième modalité est la vente forfaitaire sur pied en bloc ou de préférence en sous-blocs pour ne pas être à la merci d’un seul acheteur. Elle est tout de même la plus risquée et nécessite en particulier, de réaliser les estimations de tonnage dans les règles de l’art, soit par la méthode Expert qui consiste à soumettre le verger carré par carré à l’évaluation par un professionnel en la matière, soit par une méthode scientifique faisant appel aux techniques d’échantillonnage et au dépouillement des arbres. C’est le plus souvent à ce niveau, qu’apparait la pomme de discorde entre le producteur et l’acheteur, le premier essayant de tirer le tonnage vers le haut et le second vers le bas.

Les grands acheteurs sur le marché local au Maroc sont peu nombreux et loin d’être tous des enfants de chœur. Et pour bien vendre, il faut vraiment être sur ses gardes vis-à-vis de cette oligarchie. Club constitué de talents, même s’ils n’ont pas fait d’École Centrale de Commerce, mais la Grande École de la Pratique rusée du métier, ils maitrisent parfaitement les procédés de la tyrannie commerciale. Et l’une des grandes occasions où ils cherchent la rentabilité maximale, c’est lorsqu’ils sentent que le producteur est en position de faiblesse et devant des difficultés à commercialiser sa marhandise, soit par manque d’expérience sur la partie commerciale (1), à cause de la Suroffre (2), du risque de boursoufflure et de Water Spot liés à la pluie pour les clémentines fragile d’hiver (3), et parfois à la moins bonne qualité (4), comme c’est le cas de Beauséjour. L’un des principes pour forcer la main au producteur à céder sa marchandise au prix minimal proposé, est celui de la technique bien connue dite du Moral à Zéro (TMP-Zéro), dont le principe consiste à instaurer chez lui un climat de peur, c’est-à-dire qu’il vaudrait mieux vendre à un prix bas que d’attendre pour ne rien trouver à vendre par la suite. Le principe est d’autant plus efficace que le producteur manque d’esprit de résilience, qu’il ne peut pas s’auto-prendre en charge pour commercialiser sa marchandise lui-même, que le risque mis en avant est grand, que le tonnage et le chiffre d’affaires concernés sont importants. Le tableau 10 résume dans l’ordre les éléments essentiels de la tyrannie employée dans le secteur des fruits et légumes, en particulier des agrumes.

A Beauséjour, cette tentative de s’organiser pour acheter au plus bas prix a été déjouée en introduisant un Outsider dans le système. Ce qui a permis d’avoir une proposition meilleure de 35 % par rapport à l’offre plancher proposée, mais malheureusement au prix d’une période de tergiversations très longue qui nous a fait perdre environ 20 % du volume de la production marchande, à cause des chutes du fruit par terre et des freintes de différentes origines.

Pertes financières

Le tableau 11 donne l’évolution des bilans financiers de la ferme depuis l’entrée en production effective en 2019/20. Pour faciliter la lecture de ce bilan, il faut rappeler les termes de référence de la comptabilité analytique agricole du Groupe. De la plantation à l’âge de 5 ans révolus, le verger est considéré comme encore jeune. Pendant cette période les frais culturaux sont immobilisés et s’ajoutent à l’investissement de départ, sauf en ce qui concerne la récolte et une partie des frais généraux. Le calcul du bilan, au vrai sens du terme, incluant tous les frais directs et indirects, y compris les dotations aux amortissements, n’intervient qu’à partir de la sixième année. Il correspond dans le cas présent à la campagne 2021/22, la plantation ayant été réalisée, rappelons-le en 2016/17. Eu égard aux chiffres du tableau 11, à peine le verger commence à dégager du bénéfice, il a replongé dans le déficit à cause de l’irrigation déficitaire à l’eau salée: +60.698 Dh/ha en 2021/2022, -33.400 en 2022/2023, et –72.987 Dh/ha pour 2023/2024.

Régénération de l’arbre et perspective d’avenir

Après les dommages causés à l’arbre par l’irrigation déficitaire à l’eau salée, celui-ci a besoin de reconstituer sa frondaison et son potentiel de production. Dans un essai grandeur-nature réalisé au nord du Maroc, sur un verger de 500 ha, il a été démontré que la NadorCott dispose d’une capacité spectaculaire à récupérer le volume de frondaison perdu, entre autres à la suite d’une taille trop sévère, mais en conditions normales et non sous stress. La production était de 14.600 T avant la taille, en taillant sévèrement et en réduisant le volume de l’arbre, elle est passée à 9800 T (soit – 33 %), pour ensuite monter à 33.000 T (soit +337 %), deux ans après la taille sévère.

A Beauséjour, l’arbre n’a pas perdu une partie de sa frondaison par une action technique telle que la taille, mais a été endommagé par le stress hydrique et salin. Comme le verger a une finalité commerciale, on ne peut attendre qu’il régénère naturellement comme dans une forêt. Il a besoin d’une période de guérison rapide pour se remettre de ses séquelles et retrouver son état de santé. C’est au niveau de la taille que l’exercice a été plus difficile. Sur une même parcelle, on trouve parfois un peu de tout (arbre presque totalement dépéri, à moitié dépéri, sous-charpentières en partie desséchées, sujet encore un peu en bon état), et à chaque arbre il fallait une taille appropriée. Lixiviation de sel deux fois de suite, forte fumure NPK, injection d’oligo-éléments, de biostimulants et bien d’autres actions, sont autant d’artifices agronomiques, dont on a aussi usé pour tenter de redresser l’arbre. Pour la fumure azotée en particulier, dont on connait l’effet spectaculaire sur la croissance, la dose a été portée à 310 U/ha au lieu des 180-220 U/ha en temps normal. Eu égard aux mesures de frondaison effectuées à fin 2023, la capacité de l’arbre à revenir à son volume initial d’avant «eau salée» a été estimée en moyenne à 80-85 %, avec un peu plus pour le Volkameriana, Sacaton et Bigaradier Australien et un peu moins pour le Carrizo et le C35. En termes de bilan matière, c’est un rétablissement de frondaison à l’évidence réalisé au prix d’une baisse corrélative importante de rendement et d’un profil de calibre très variable d’un endroit à l’autre, mais constitué généralement de gros calibre de type 3X, 2X et X, du fait de la faible charge de l’arbre (Tableau 12). Mais quoi que l’état de l’arbre augure d’un résultat prometteur, il a fallu attendre la production de 2024/25 pour conclure si celui-ci retrouve ou non la capacité de rattrapage qu’on connait d’habitude de la NadorCott. Il n’en était rien, n’étant toujours pas sorti définitivement du cycle de la salinité, le rendement n’a été que de 23 T/ha au lieu des 40-50 T/ha espérés.

Discussion et conclusions

Pour tout investissement, lequel qu’il soit, le risque d’échec existe toujours et n’est jamais nul. Il peut être lié au marché, par suite d’une montée en charge excessive de l’offre, qui finit par faire chuter le prix et remettre en cause la rentabilité du projet, à une moins bonne qualité qui ne permet pas de rétribuer le produit comme prévu dans le Business plan, à des bouleversements inattendus dans le secteur causés par l’émergence d’une nouvelle technologie et, en ce qui concerne l’agrumiculture, à la découverte d’une variété meilleure, qui détrône les autres et leur prend la place, comme c’était le cas avec l’avènement de l’Ortanique dans les années 1990.

En agrumiculture et en agriculture d’une manière générale, il faut ajouter aussi le risque climatique lié au gel, à la grêle, aux vents nuisibles comme le Chergui et de temps à autre, dans le Gharb, aux dommages infligés aux vergers par les inondations.

Dans le cas particulier étudié ici, la surprise nous est venue du manque d’eau pour l’irrigation, un risque considéré mineur et derrière nous, le nouveau barrage d’Ouljet Essoltane en construction à l’amont de celui d’El Kensara, étant presque terminé au moment de vouloir planter. Ce qui portera la capacité de retenue des deux ouvrages à 745 millions de m3, et le volume régularisé à un niveau largement suffisant pour assurer l’irrigation d’appoint des 29 milles ha du Beht.

En fait, l’ouvrage a été au Rendez-vous mais pas la pluie. Malgré un bassin versant de 4500 km2 produisant en moyenne 267 millions de m3/an et plus de 750 millions de m3 en année très pluvieuse comme 2011, sa fermeture en 2019 ayant coïncidé avec un épisode sec, le barrage n’a reçu que des volumes insignifiants de respectivement 32 millions et 44 millions de m3, soit moins de 7 % de sa capacité.
Croyant pouvoir compter beaucoup sur le barrage Ouljet Essoltane, l’erreur commise (ou l’imprudence si l’on préfère) est donc d’avoir placé le destin du projet sous le signe d’un certain risque supposé faible de manquer d’eau d’irrigation, alors que le risque réel, on le sait maintenant, était beaucoup plus grand et largement sous-estimé. Peut-être que la solution Zéro-risque ou Risque-minimum, aurait été d’attendre que le barrage soit totalement rempli ou du moins à une côte rassurante avant de commencer à planter. Le barrage presque achevé, l’autre approche aurait été de réaliser une étude fréquentielle la veille et de repousser le projet à plus tard si celle-ci conclut à l’avènement d’un épisode sec et des écoulements insuffisants au lendemain de la plantation. Mais dans un cas comme dans l’autre, ceci reviendrait à mettre en veilleuse un projet sur lequel le Groupe comptait beaucoup pour développer sa filière d’agrumes et en même temps alimenter sa station de conditionnement en quête de produit. D’ailleurs, nous sommes 10 ans après plantation, au moment de rédiger cet article, il n’a toujours pas plu assez.

Très surpris par le manque crucial d’eau en 2022, nous avons remonté l’historique des écoulements des bassins versants concernés depuis 1939. L’analyse opérée montre une alternance d’arrivage d’eau en dents de scie en rapport avec celle d’épisodes secs plus longs et d’épisodes pluvieux moins fréquents, caractéristiques du climat méditerranéen. A ce constat général, il faudrait ajouter, comme le montre le tableau 2, l’effet aggravant très visible du changement climatique sur le potentiel hydrologique de ces bassins. Le volume d’écoulements s’est beaucoup dégradée après 2016 (E<< 90 millions de m3).

La sécheresse vécue dans la vallée du Behet n’est pas un cas isolé et il faudrait en tirer des conclusions plus générales pour le management de l’agriculture dans l’avenir. Eu égard aux changements climatiques à l’œuvre, partout au Maroc, le manque d’eau pour l’irrigation, est dorénavant le barycentre de tous les autres risques qui menacent la production, y compris dans les régions du nord du pays considérées jusque-là comme étant bien arrosées. Avec cependant la remarque que la valeur de ce risque est d’une importance inégale selon les filières. Alors que pour un producteur céréalier, le tribut à payer lors d’une année de sécheresse ou d’arrosage avec de l’eau salée est au plus équivalent à la valeur d’une récolte, voire moins, si la culture est une para halophyte tolérante au sel comme la betterave sucrière. De même que dans le monde de l’arboriculture, existent aussi des espèces comme l’olivier ou l’amandier qui peuvent supporter une sécheresse passagère au prix d’une certaine baisse de récolte mais avec un arbre rustique qui garde son potentiel de reprise de son activité avec le retour de la pluie ou de l’irrigation. C’est pour les espèces peu tolérantes à la sécheresse ou au sel (avocatier, rosacées à noyau, agrumes…) que le risque d’investir est plusieurs fois plus grand.

Nous avons vu qu’avec les agrumes (du moins la NadorCott), à une année de pénurie, obligeant d’arroser avec de l’eau salée, correspond au moins deux à trois années de baisse grave de production et la perte d’une partie du patrimoine de l’ordre de 9 %. Il faut aussi souligner que si on avait continué à irriguer avec de l’eau salée, on serait quasi sûr que tout le patrimoine aurait été perdu. En fonction du risque primaire de manquer d’eau, de la fréquence de celui-ci et du risque financier associé, soit de tout perdre, de perdre une grande ou une petite partie du capital, l’investisseur a l’obligation de procéder à une évaluation afin de prendre ses décisions en connaissance de cause.

Au Maroc, la gouvernance de l’eau des barrages est entre les mains de l’État avec une mention, à juste titre, de priorité pour l’eau potable. En période d’abondance le partage ne soulève aucune difficulté majeure. Agriculture, eau potable, et secondairement turbinage, chacun des trois clients bénéficie de la dotation demandée, pratiquement sans avoir besoin de l’aval des autres. Mais historiquement turbinage et irrigation ont toujours coordonné leurs lâchers afin d’optimiser l’usage de la ressource. Le premier mis en route, l’eau est envoyée dans un second barrage de garde pour être ensuite reprise pour l’irrigation.

C’est en cas de pénurie, où l’équilibre offre/demande est rompu, que l’agriculture est confrontée à un grave problème. En fait en 2022, les deux barrages d’Ouljet Essoltane et d’El Kansera n’étaient pas totalement à sec. Ils renfermaient encore un certain volume d’eau suffisant pour l’irrigation au moins une autre année. Mais par manque de visibilité sur la pluviométrie à venir et par mesure de précaution, la décision avait été prise de fermer les vannes et de tout confisquer pour l’eau potable des deux villes bénéficiaires et villages voisins (≈292 mille habitants), le temps que le climat redevienne pluvieux.

Là aussi, avant d’investir en agriculture, il faut faire la distinction entre un barrage dédié exclusivement à l’irrigation et/ou au turbinage et un barrage plus contraignant avec dotation d’eau obligatoire affectée à l’eau potable. Du fait des changements climatiques en cours, il est d’ailleurs fort probable que la plupart des barrages soient concernés dans l’avenir, ne serait-ce que provisoirement, par cette règle de «priorité à l’eau potable». D’après les nouveaux programmes de l’État, d’ici à 2028, l’essentiel de l’eau potable des grandes villes sera assuré par les stations de dessalement, ce qui libérerai les barrages pour l’irrigation.

A l’évidence, dans un pays aride comme le Maroc, personne ne souhaite que la sécheresse s’installe chez lui pour de bon. Mais une fois-là, celle-ci n’a pas toujours que des conséquences dommageables. Elle peut être facteur de dissuasion contre la mauvaise décision comme il peut en même temps jouer le rôle de facteur indirect de régulation et de rentabilité dans la durée. C’est globalement le cas pour les agrumes où le manque d’eau pour l’irrigation dans les régions plus vulnérables du sud et de l’Oriental (Souss, Haouz, Tadla et Berkane), a conduit les trois dernières années à l’arrachage de milliers d’hectares dont certains sont pourtant encore au stade jeune. Beaucoup dans ces régions ont encaissé des manques à gagner ou des pertes énormes et sont partis du secteur avec des souvenirs d’avoir fait une aventure qui les a ruinés. Mais leur départ, a laissé la place sur le marché à ceux des autres régions où il y a encore de l’eau. La sécheresse et son précurseur actif, le changement climatique, ont donc crée une situation (expression souvent attribuée à Voltaire), où le malheur des uns a fait le bonheur des autres. En réduisant les surfaces productives, la sécheresse a joué indirectement le rôle de la main invisible pour réguler le marché. D’après l’exposé de Maroc Citrus au Congrès National à Marrakech en mai 2025, celles-ci sont passées de plus de 135 mille ha à moins de 95 mille ha (Tableau 13). Un redressement exceptionnel des prix en a résulté par suite de cette baisse importante de superficie et de l’Offre. D’autre part, en régulant l’offre de la sorte, en s’imposant comme contrainte irrémédiable, le manque d’eau dans les autres régions ferait probablement de nouveau du secteur ou (pour être plus précis), de ce qui en est resté après autant d’arrachages, sinon l’Eldorado, du moins une activité agricole redevenue très rentable, comme elle l’était il y a 25-30 ans.

Avec l’hypothèse évidente et fort-probable, que ceux qui ont arraché ne vont plus revenir au secteur ou mettraient beaucoup de temps avant d’y revenir, entre autres du fait du manque d’eau pour l’irrigation, l’excellente rentabilité constatée depuis 2-3 ans, s’inscrira sans doute dans la durée. C’est peut-être le moment même, pour les «survivants», d’encore accroitre les superficies et de gagner un peu plus d’argent.

AÏT HOUSSA Abdelhadi(1), OUCHEBRI Sanae(1), EZZYANY Miloud(1), CHABRAOUI Mustapha(1), DRISSI Saad(2), DARRHAL Nassima(1),
AMLAL Fouad(1), OUBAKI Lahoucine(1), EL KOURDI Rachid(1), BOUAMANE Mohamed Bakr(1)
(1)Centre de Formation et de Recherches, Société Providence Verte, Louata, Sefrou, Maroc, (2)Département d’Agronomie et d’Amélioration des Plantes, École Nationale d’Agriculture de Meknès, Maroc

Activités du projet ConserveTerra

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