LE HAOUZ DE MARRAKECH (1977) (Tome 1)
Paul PASCON
Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II
INTRODUCTION
Cette étude est le résultat d’une prise de conscience. Un trait de la société rurale nous est apparu peu à peu fondamental, non point au cours d’enquêtes scientifiquement préparées, mais à l’occasion des rapports noués avec les collectivités concernées par l’aménagement d’un des bassins hydrauliques du Haouz.
À l’égard des projets et des idées techniques des administrateurs et des ingénieurs, la société rurale, dans son ensemble, manifeste une prudente expectative et une ferme résistance à des bouleversements dont elle ne voit pas clairement l’issue et à la participation desquels elle ne préside pas. Ceci ne nous étonnera pas, et c’est probablement ce qu’il faut en attendre universellement, si l’on peut dire.
Ce qui est plus original c’est que, face au changement, la contestation soit menée sur plusieurs registres du droit, et la résistance sur plusieurs paliers du fait, et parfois d’une manière ouvertement contradictoire. Par exemple, il pourra être successivement excipé du consensus ou de la tradition non écrite, puis d’une règle canonique et sacrée, puis de l’édit d’un prince rédigé il y a plus d’un siècle manifestement pour des raisons de circonstances bien dépassées, puis d’une action menée il y a dix ans par un administrateur, et tout ceci n’empêchera nullement, en définitive, une action concrète à peu près imprévue. On peut, dans un premier temps, conclure superficiellement de ceci, qu’il ne s’agit en somme que d’une défense opportune, tous azimuts, faisant flèche de tout bois, avec une parfaite conscience du caractère hétéroclite, voire contradictoire, des armes employées, se réservant une possibilité de fuite au dernier moment.
Mais l’effet de répétition de tels constats et un examen approfondi du comportement des acteurs sociaux, finissent par exiger une explication plus complète.
On comprend assez bien que des groupes, ayant peu éprouvé la compétition de classe, manifestent leur résistance à l’égard de l’État par une négociation unie et tournoyante, même lorsqu’on la sait manipulée par quelques puissants personnages en vue de leurs intérêts principaux et de l’intérêt accessoire du groupe lui-même.
L’expérience historique des relations de la paysannerie marocaine avec l’État est telle, qu’on saisit combien peut être surprenant, énigmatique et lourd de menaces, l’intérêt soudain porté par l’administration, par exemple, â l’aménagement hydraulique d’une rivière. L’action suivant son cours, les avantages et les inconvénients de la situation nouvelle apparaissant mieux, on observera rapidement ensuite la ségrégation s’effectuer entre les catégories sociales et la stratification en classes s’affirmer de plus en plus nettement – en moins de dix ans parfois, on voit se rapprocher de l’État, des catégories – il ne s’agit pas ici d’individus – qui, ayant saisi qu’elles pouvaient être systématiquement bénéficiaires, s’entremettent et manipulent les groupes dont elles sont nées, pour que ceux-ci ne mènent pas une résistance dépassée et sans issue pour elles et avec laquelle elles risqueraient d’être compromises.
Mais le sujet d’un plus grand étonnement est la multiplicité des lignes sur lesquelles se tiennent les individus, comme les catégories sociales relativement homogènes, dans la définition de leurs propres objectifs. Il ne s’agit pas ici du choix des termes d’une négociation, laquelle se situe toujours dans le champ de rapports de force et de compromis, mais de la compatibilité et de la cohérence du contenu profond des fins visées par la négociation elle-même. En d’autres termes, la société rurale marocaine, dont on sait bien qu’elle est périphérique, dominée, tenue en marge, bref mineure, passe trop souvent pour manquer de projet historique. De notre point de vue, au contraire elle n’en manque pas, elle en a plusieurs.
Plusieurs idéaux-types rivalisent au sein d’un même groupe social, voire jusque dans la conscience d’un même individu. Et la négociation tournoyante n’est pas un simple artifice opportuniste de la négociation tout court, c’est aussi et surtout, la poursuite de plusieurs voies à la fois, la satisfaction de plusieurs attentes simultanées, la tentative de réaliser plusieurs projets historiques en même temps. C’est un peu comme si les acteurs sociaux paraissaient ne vouloir réaliser que leurs différences ; par exemple, rêver vivre l’âge d’or patriarcal et espérer en même temps devenir des entrepreneurs capitalistes.
Parvenu à ce point, on peut se demander si finalement cette ambivalence est propre au Haouz de Marrakech, ou à la paysannerie marocaine, et si cela n’a pas une valeur plus large. La poursuite de Io réflexion dans ce sens risque fort de déboucher sur une philosophie de l’histoire et de la société. Mais ce n’est pas l’intention de cette étude.
Ayant pris une conscience personnelle du phénomène, il nous est apparu essentiel de chercher d’abord à analyser le plus objectivement possible, les composantes de la société rurale du Haouz ; puis de tenter d’expliquer à quelles sortes de cohérences ou d’idéaux-types, les différents traits ainsi individualisés renvoient; enfin d’ouvrir la discussion à une voie de compréhension possible de la coexistence de ces différentes fixations sociétaires, tant au niveau mental, qu’au niveau instrumental.
Une sociologie élaborée au cours d’une action, que l’on croit être de changement social, risque fort de jouer de la dichotomie du réalisme et du romanesque, surestimant la réalité de la façade de combat des forces sociales, l’interprétant comme la défense naturelle de ce qu’il a d’éternel dans le groupe – ses intérêts immédiats tels qu’il les comprend – et gommant, en la vouant à la négativité, tout ce qui est son histoire, en considérant celle-ci comme un dépassé et déplacé appel à la rescousse, d’arguments morts depuis longtemps.
En somme, la sociologie de l’action court le risque inverse de l’ethnographie, qui, à trop écouter l’évocation des normes élaborées et formalisées du groupe – telles qu’il les cède à l’étranger attentif – prend celles-ci pour le fond : la vie politique quotidienne n’étant que l’écume des jours et ne déposant presque rien dans les structures.
Mais de ce point de vue, comme pour d’autres aujourd’hui dans la campagne marocaine, on ne peut pas ne pas être d’emblée jeté dans le débat: les compétitions sont vives, le temps social court, le rappel à l’histoire permanent. Et la composante entre ces points de vue, par quoi les groupes vous invitent à les comprendre, est bien différente selon qu’on examine les classes montantes qui ironisent sur le passé, ou les groupes laissés pour compte du tribalisme, qui sacralisent ce passé ou le ré-élaborent.
En tout cas, l’auteur de cette étude, ayant été amené successivement à jouer plusieurs rôles, celui de l’ethnographe, de l’enquêteur, puis de l’administrateur pour enfin essayer de rapprocher ces différents points de vue, a eu l’occasion de percevoir très vivement, combien la position de l’observateur dans le champ social, apporte d’informations différentes, qui pourraient être reçues trop vite pour contradictoires. Il n’est une découverte pour personne que les groupes, comme les individus qui les représentent, ne s’expriment jamais que dans des situations de relations, et celles-ci n’étant jamais socialement neutres, ni placées hors du temps, on ne peut s’étonner sur la nécessité d’en finir une fois pour toutes avec le moralisme contenu dans l’idée d’authenticité.
Mais dans l’espace social que nous étudions, il faut aller plus loin. Peut-être sommes-nous entre plusieurs âges, dans une situation où les groupes issus du tribalisme, ayant élaboré, en tant que segments, des cultures, des histoires séparées et parallèles, n’en sont point encore totalement dégagés et déjà les classes sociales qui commencent à stratifier ces groupes en les traversant, bousculent de plus en plus consciemment ce qu’elles considèrent comme un fatras encombrant.
Mais nous ne parlerons pas de transition tour de même ; nous méfiant un peu d’un concept qui sous-entend qu’on substitue un modèle à un autre, à peu près linéairement et irréversiblement.
On accordera que l’idée de transition soutient peut-être les idéaux et les actions de chacune des forces sociales en présence, mais la partie n’est pas jouée, aucun déterminisme n’est reconnu et, comme il n’y a ni de situation homogène et cohérente au départ, ni de projet national, ou de classe, déclaré ou idéalisé à l’arrivée (1), rien ne permet d’affirmer qu’il s’agisse d’une transition. Et nous ne pourrons faire plus qu’en rester à l’interrogation à la fin de ce travail, car l’histoire a montré que dans cette région jusqu’à aujourd’hui, aucun changement social r’a été liquidateur de l’ancien ordre des choses. Pour comparer avec les campagnes germaniques, par exemple, l’occupation romaine a mis fin au tribalisme et le capitalisme y a liquidé les seigneuries. Dans le Haouz rien de tel, chaque force nouvelle a composé avec les anciennes sans parvenir, et peut-être sans chercher, à en venir à bout.
Parallèlement à cette réflexion sur l’évolution sociologique du Haouz de Marrakech, une deuxième observation de fonds est peu à peu imposée et a dominé ensemble de cette recherche : c’est la toute première importance du cadre géographique naturel dans le processus d’accumulation des forces productives et le fondement géopolitique de la stratégie des forces sociales qui s’y sont succédées. L’intensification de la mise en valeur du territoire au moyen de la mobilisation de moyens de plus en plus considérables, ne s’est pas faite aux mêmes endroits, en superposant des techniques plus productives à des techniques moins productives, mais en colonisant les espaces laissés libres – car hors de portée des moyens de production antécédents. Et ceci, selon des stratégies et des tactiques parfaitement repérables et économiquement justifiées sur le terrain et avec une rigueur et un déterminisme tels, qu’aujourd’hui encore, on est parfois conduit à les reconnaitre pour valables et à s’y conformer.
Il y a eu en somme d’emblée, à l’aube de l’histoire, au contraire de l’évolution proprement sociologique, un projet technique global qui, huit cents ans après, peut être encore reconnu comme pertinent.
L’auteur de cette recherche a cru un temps qu’il risquait fort d’y avoir là de sa part une reconstruction historique forgée, une manière d’effacer les hésitations et les erreurs en cherchant, à son insu bien entendu, à rationaliser Ce qui n’était que le résultat de la sélection historique d’essais foisonnants favorables et défavorables. Mais en accumulant les observations, on est bien forcé d’admettre que le problème de l’exploitation du Haouz est extraordinairement simplifié et relève de la pure géométrie car partout où il est vide d’hommes (2), il ne dépend que d’un seul facteur : l’eau. Une fois connue la géométrie de l’espace naturel et le site des ressources en eau, le projet d’aménagement est aisé à concevoir à un niveau technologique donné. Voilà qui donne à réfléchir sur l’importance des géomanciens et des hydrauliciens dans les cours almoravides et almohades.
Nous le verrons, à peu de choses près, en l’an 1160 (J.C.) sous le règne d’Abdel Moumen l’almohade, l’essentiel des grandes orientations d’aménagement hydraulique du Haouz central était arrêté. Comment ce cadre élaboré si tôt dans le passé a été rempli, quelles vicissitudes ont empêché, retardé, fait reculer même parfois la réalisation du projet, sont des interrogations de l’histoire sociale qui traversent cette recherche mais n’en sont pas l’essentiel.
Ce que, en définitive nous cherchons, c’est comment sont composés et se superposent, concourent et se dominent, les modèles sociaux en place aujourd’hui dans le Haouz de Marrakech à l’occasion de sa mise en valeur. Il s’agit donc autant ici de géopolitique que d’histoire sociale, de sociologie de l’action que de géographie de l’aménagement.
1) Les plans quinquennaux au Maroc sont davantage des budgétisations ordonnées, des projets d’équipements, que des projets nationaux.
2) La nuance est d’importance et entrainerait de lourdes conséquences à être négligée; mais nous avons dit précédemment, et nous le montrerons dans le corps de cet ouvrage, que les progrès de la mise en valeur se sont faits par colonisation d’espaces relativement vides au cours de l’histoire, ou vidés par la déportation physique de groupes entiers.
Paul PASCON
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Le Haouz de Marrakech (1977) (Tome 1)